Même s’il reste encore trois mois avant la fin de l’année, nous pouvons déjà affirmer que cette photo figurera parmi les meilleurs clichés de l’année 2018. Parce que les femmes doivent encore se battre pour obtenir ce qu’elles méritent, même sur les routes et les sentiers que nous aimons tant. Tous les commentaires, kudos et partages de cette photo confirment ce que toutes les sportives savent déjà : il y a encore du chemin à faire. Les coureuses doivent encore et toujours surmonter des obstacles pour pouvoir s’aligner sur les lignes de départ d’évènement qui célèbrent pourtant bien souvent la simplicité et la liberté. De la peine de ne pouvoir remettre à plus tard la course de leurs rêves en cas de grossesse, aux réprobations qu’elle peuvent subir lors d’allaitement en public en passant par les inégalités de revenus et de promotion, les sportives n’ont pas la possibilité de se présenter sur les courses, de se préparer, et d’être attendues et célébrées de la même manière que les hommes.
Ce n’est pas pour faire passer un message que Sophie Power a entrepris de courir l’UTMB, une course trail de 170 km autour du mont Blanc, trois mois seulement après avoir donné naissance à son fils Cormac. Elle a participé à cette course parce qu’elle ne pouvait pas se résoudre à renoncer à un rêve qu’elle pourchassait depuis quatre ans. « Bien sûr, si j’avais pu remettre ma participation à plus tard, je n’aurais pas hésité une seconde à le faire » affirme Sophie. « J’avais gagné ma place en 2014, mais je l’ai perdue, car j’étais enceinte et je n’avais pas pu différer ma participation. J’ai tenté de participer à la course CCC [une course de 101 km qui fait partie des courses de l’UTMB] en 2015, puis j’ai tenté l’UTMB en 2016 et en 2017. Comme je n’ai pas été sélectionnée deux années de suite, j’ai obtenu mon inscription sans devoir participer au tirage au sort en 2018 » explique Sophie. « Je savais que je n’obtiendrai pas une autre place avant très longtemps. »
Aussi incroyable que cela puisse paraître, les athlètes peuvent obtenir un report de leur inscription en cas de blessure, mais pas en cas de grossesse. Pourtant, ce cas de figure n’est pas rare. À notre époque, alors que des femmes dirigent de grandes entreprises et que le partage équitable des responsabilités parentales entre les pères et les mères gagne du terrain, souffrir d’une déchirure au mollet apparaît encore comme une raison plus valable de reporter une course que le fait de porter un enfant. Des coureuses perdent leur place, en dépit des efforts qu’elles ont accomplis pour se qualifier, et leur beau rêve vole en éclats parce que les organisateurs estiment qu’il serait peut être trop compliqué ou peu pratique de les autoriser à reporter leur participation.
Sophie n’a pas voulu renoncer à sa place sur la ligne de départ de l’UTMB, obtenue au prix de tant de travail. Elle était déterminée à courir. « Même si je ne pensais pas vraiment que je serai sur la ligne de départ, l’UTMB était inscrit dans mon agenda et je me disais ‘OK, chaque semaine, je vais aller à la salle de sport et même pendant mon premier trimestre, quand je serai complètement crevée, j’essairai quand même de rester en forme‘ », confie Sophie. « Je cherchais plus à m’accorder du temps pour moi qu’à atteindre un certain niveau de forme ou à être sûre de pouvoir courir le jour J. »
Comble de l’ironie pour Sophie, dont l’histoire à l’UTMB a largement été associée à cette photo, cette course a eu sur elle un effet inverse : elle a représenté le moyen de se définir autrement qu’en tant que mère. « Lorsque certaines coureuses passionnées deviennent mères, elles endossent un nouveau rôle et souhaitent laisser tomber tout le reste. Elles veulent seulement s’occuper de leur enfant ; cela suffit à les combler de bonheur » dit Sophie. « D’autres femmes, et elles sont nombreuses, ne veulent pas se perdre dans la maternité. Elles ont besoin de pouvoir s’échapper. Elles ne peuvent pas y consacrer 100 % de leur temps. Notre vie comporte plusieurs centres d’intérêt. C’est difficile de devoir se priver de quelque chose qui est très important pour nous. »
Contrairement à ce qu’on cherche souvent à nous faire croire, on peut concilier une vie de maman et une vie de sportive. Les deux sont complémentaires. « Quand je retrouve mon bébé [après le sport], j’ai beaucoup d’énergie à lui consacrer. Je suis une meilleure mère quand je ne passe pas toute ma journée avec Cormac. J’en suis certaine. Je le lis sur son visage. Chaque fois que je rentre de l’entraînement, j’ai de l’énergie à revendre et il est vraiment content de me voir » assure Sophie.
Lorsque notre photographe Alexis Berg a vu Sophie en train d’allaiter au centre de ravitaillement de Courmayeur, il a tout de suite su qu’il fallait immortaliser ce moment, qui représentait à la fois le cran, la détermination et la beauté sans fard du sport. Personne n’avait prêté attention à Sophie jusqu’à ce qu’il s’approche d’elle. « C’est dingue le nombre de personnes qui ont ensuite dit : « elle aurait dû se cacher » déclare Sophie. « Les centres de ravitaillement des ultramarathons regorgent de personnes à moitié nues, qui tombent dans les pommes ou qui soignent leurs pieds. Personne ne s’occupe de ce que les autres font. À part Alexis, le photographe, les seules personnes peut-être qui ne regardaient leurs pieds ou étaient occupées à s’alimenter et qui m’ont remarquée, étaient les toubibs du centre. Ils m’ont proposé des couvertures pour ne pas que je prenne froid. »
Les points de ravitaillement d’une course ultra sont des espaces sans filtre, très bruts. C’est pour cela que nous les aimons. Des rêves s’y réalisent. Ces lieux peuvent apparaître répugnants et beauxà la fois. Toutefois, assez curieusement, alors que nous sommes tous habitués à voir des hommes se badigeonner de vaseline ou uriner n’importe où, la vue d’une femme qui allaite choque toujours certaines personnes. Il est grand temps que le monde s’y habitue.