Et si le cyclo-cross était l'avenir de la route ?

1/ Le cyclo-cross, ou l’école des champions de la route

En France, le cross n’est vu que comme une vague activité hivernale à pratiquer en nostalgiques d’un temps où les pros ne s’envolaient pas encore passer l’hiver au soleil de la Sierra Nevada. Tout cela, c’était sans compter sur une jeune génération de prodiges qui est en train de changer la donne. En Belgique et au Pays-Bas, Wout Van Aert et Mathieu van der Poel raflent tout dans les ornières devant des milliers de fans en délire. Qu’ils défraient la chronique avant même le quart de siècle passait encore pour une spécificité batavo-flamande, mais voilà qu’ils se sont mis à battre les spécialistes sur route en décrochant des victoires sur les Classiques dès leur première participation. Avons-nous affaire à deux exceptions qui confirmeraient la règle des spécialités bien distinctes ? Non ! Car une poignée d’années plus tôt, Julian Alaphilippe, Peter Sagan, Zdeněk Štybar ou Pauline Ferrand-Prévot sont tous passés par l’école du cyclo-cross – les deux premiers comme vice-champions du monde junior, le Tchèque comme triple champion du monde et la Française comme championne du monde en cross, route et VTT la même année – avant de connaître la carrière que l’on sait. Et si le cyclo-cross était l’avenir de la route ? Pour tenter d’y répondre, nous sommes allés questionner Steve Chainel, le spécialiste français en la matière.

Steve Chainel, Coupe du Monde de Nommay

Remiremont, en Lorraine. Il est 21h30 quand le dernier train de Paris nous dépose en gare. La ville ne compte que huit-mille habitants mais bénéficie d’un terminus de TGV grâce à Christian Poncelet qui l’estimait nécessaire pour se rendre au Sénat. Pas encore dans la politique mais déjà sur le terrain, Steve Chainel nous attend près de son break. « Allez les gars, on se dépêche. Ici c’est les Vosges, on dîne à 6h. » Tout en conduisant vers le restaurant qui a gardé ses cuisines ouvertes pour nous, l’ancien champion de France de cyclo-cross entre rapidement dans le vif de son sujet de prédilection : « Alors, vous êtes venus avec vos crampons ? » Déjà champion de France en junior mais passé professionnel sur la route, comme la plupart des jeunes qui brillent dans la boue des circuits, Steve Chainel n’a délaissé le cross que pour être en mesure de gagner sa vie. Il y est revenu une fois retraité des routes en devenant PDG, manager et coureur star de la meilleure équipe tricolore : le Team Chazal-Canyon-3G Immo, qui rentre tout juste d’une manche de Coupe du Monde à Nommay.

«Mon premier Roubaix, tout le monde me disait "tu vas voir, Arenberg c’est l’enfer". Mais Arenberg ça dure quoi ? Cinq minutes ? En cross tu fais que ça tous les week-ends, et en pire.»

Enfin attablé devant son onglet aux morilles, Steve Chainel ne s’accorde pas le temps de mâcher pour prêcher en faveur de sa paroisse : « Le cyclo-cross, c’est un peu comme les tests en soufflerie d’Armstrong, les stages en altitude de Froome ou les régimes lowcarb des Quick Step. Quand tu en as un qui fait ça, tout le monde se fout de sa gueule, mais quand ils se rendent compte que ça marche, ils veulent tous faire la même chose. Avant, les entraîneurs avaient peur que les coureurs arrivent cramés au Tour des Flandres ou à Roubaix s’ils faisaient du cross l’hiver, alors ils les envoyaient en stage à Calpe et courir à Oman. Ils faisaient des bornes, c’est bien, mais ça leur apportait quoi sur les pavés ? Maintenant qu’ils se rendent comptent que les mecs qui gagnent les Classiques se sont alignés en cross au lieu de partir faire des intensités sur le Teide, ils vont tous rappliquer. Mais il n’y a pas besoin de faire un bac +5 en science du sport pour savoir ça. Quand tu regardes Štybar sur les pavés, c’est un artiste. Si tu fais du cross depuis l’âge de cinq ans, tu n’as pas peur. Moi je me souviens, mon premier Roubaix, tout le monde me disait « tu vas voir, Arenberg c’est l’enfer ». Mais Arenberg ça dure quoi ? Cinq minutes ? En cross tu fais que ça tous les week-ends, et en pire.»

Le plafonnier qui couve notre tablée fait ressortir son visage affuté, presque privé de joue, éclairés des rides d’expression qui stigmatisent ceux qui comme lui ont gagné leur vie en pédalant des cols aux pavés quinze ans durant. Comme s’il craignait de ne pas nous avoir convaincu du bien fondé de son homélie, il reprend : « Tu prends une étape de route. Tu te fais chier pendant cinq heures d’approche pour au final cinq minutes d’attaque. En cross, c’est l’effort qu’on te demande de tenir une heure. Évidemment qu’une fois dans le Mur de Huy tu fais la différence après ça. Mais le mieux, c’est que tu t’éclates en cross. Entre les côtes, les planches, les ornières ou même les variations du terrain avec la météo, il se passe toujours un truc. Si tu fais faire du cross à un routier, c’est un peu comme si donnais une carabine à un mec qui fait du ski de fond. Au départ il se demande pourquoi, et puis il essaye, il se dit " ah mais en fait c’est marrant ! " et il se prend au jeu au point de ne plus vouloir faire de ski sans carabine. Y’a plein de pros qui demandent que ça. Aujourd’hui, les managers comprennent enfin que les coureurs doivent se sentir bien pour être en mesure de performer. Un coureur de 22 ans qui est célibataire, tu lui proposes un stage en Espagne, il fonce, mais celui de 30 ans qui est père de famille ? Ça casse son équilibre et il n’a plus envie. Si tu le laisses faire du cross, il peut bosser aussi efficacement et être rentré chez lui après la course. Regarde ici, on est à 3h30 de voiture de Namur. C’est rien du tout comparé à tous les avions que tu dois prendre quand tu cours sur route. Et au moins mes gosses peuvent venir voir courir leur père. »

Alors que le restaurant attend que nous partions pour fermer, Steve repousse son café gourmand et énumère sur ses doigts les exemples récents les plus convaincants : « L’année où Štybar gagne le Het, il a refait six cross pendant l’hiver. Van Der Poel s’aligne sur l’Amstel après avoir été champion du monde du cross et boum ! Il la gagne. Chez nous, tu as Calmejane qui en fait et qui gagne dès le début de saison comme à Bessèges, mais aussi six mois plus tard sur le Tour. Regarde Bardet qui a refait du cross cet hiver, tu crois que c’est un hasard ? Quand tu fais du cross, tu apprends à tourner, à emmener gros, à rouler dans les roues en confiance, à te décaler pour voir. Et puis surtout tu apprends à frotter. Avec Sagan, t’as toujours des mecs pour te dire " ouai, il est toujours bien placé, mais c’est grâce à ses équipiers. " Mon cul ! C’est lui, qui sait se placer et frotter pour ça. Il sait que son guidon fait 42 cm et il sait que s’il y a 43 centimètres entre deux gars ça passe. Et il y va ! »

2/ Un entraînement de Champion de France

Le lendemain, un soleil hivernal éclaire le givre qui recouvre les Vosges depuis les pâtures jusqu’aux cimes des conifères. Le thermomètre marque -5 °C et le deuxième café que nous propose Steve dans sa ferme n’est pas de refus pour aborder cette discipline inconnue. Une fois en tenue, notre professeur gonfle les boyaux en prévision de l’heure de route qui nous fera office d’échauffement. Il sera toujours temps de rajuster la pression une fois sur le terrain de cross.

Malgré tout ce que le cyclo-cross a à apporter à la route, c’est bien sur le bitume que s’effectue une grosse partie du travail foncier. Tout en moulinant, Steve nous raconte qu’il s’est trouvé une alternative grâce aux nombreuses pistes forestières des Vosges qu’il couvre en gravel. Les bénéfices sont les mêmes, mais l’aspect ludique joue sur le mental en rompant la monotonie de la routine de coureur. La tendance pourrait amener de nouveaux pratiquants sur les terrains de cross et Steve a flairé le chaland en nous qui le suivons justement sur un gravel : « Ma main à couper qu’en sortant de l’entrainement tu te diras que tu veux faire du cross en 2021 ! » Une fois descendus du col de Raon, nous filons vers Saint-Nabord où se trouve le terrain de cross. Bien que nous soyons néophytes, Steve n’est pas là pour promener le touriste car il a les Mondiaux en Suisse à préparer. « Ce sera mon vingt-et-unième championnat du monde. Le premier, j’avais 17 ans. » Le principe est assez simple : nous le suivons, et si nous ne parvenons pas à franchir l’obstacle, nous le contournons et le rattrapons au suivant.

Nous démarrons par un dévers et échouons à tour de rôle à le prendre en longueur. Ça commence bien ! Steve préfère faire confiance au coureur qui sommeille en nous plutôt que de trouver une excuse au débutant : « T’es encore un peu trop gonflé. Regarde mes boyaux. Tu dois sentir la jante quand t’appuies comme ça avec deux doigts. C’est ce que disent les vieux. » Il ajuste la pression pour nous et ajoute : « Y’a des courses on est même à 1 bar. C’est pour ça qu’on roule en boyaux. Mais t’as intérêt à ce qu’ils soient bien collés parce que tu les sens bouger en latéral. » Ainsi dégonflés, nos échecs n’en deviennent que plus cuisants. Impossible de suivre la courbe d’une ornière de rien du tout sans en sortir ou sans tomber, difficile de grimper un dévers de face puis de sauter à temps pour enchaîner celui qui suit en portant son vélo, et on ne parle même pas de la terreur qui nous envahit à l’idée de redescendre le tout.

Pendant que Steve enchaîne les tours avec une facilité déconcertante, nous concentrons nos efforts sur ce dévers à grimper qui nous reste en travers de la gorge. Steve nous donne un conseil en passant : « Prends plus d’élan et change de rapport dans la pente ». Ça ne suffit pas. « Tu regardais ta roue là, t’étais sûr de te planter. Regarde au loin. » Ça ne suffit pas non plus. À chaque nouvelle tentative, le cœur grimpe de plus en plus et les cartouches s’amenuisent. Seules les descentes nous sont enfin familières. C’est déjà ça. De retour au premier devers, notre professeur nous sermonne gentiment. « Bah alors les gars, je ne vous ai pas beaucoup vu essayer. Allez, au travail ! » Nous nous y recollons avec l’aplomb de Bambi essayant de tenir debout sur ses pattes. Tel Panpan, Steve nous encourage à chaque tour de manivelle : « Regarde plus loin. À trois mètres au moins. Voilà, c’est bien. À cinq mètres maintenant, et à l’arbre tu sors de la pente. Par-faiiiit ! » Heureux de terminer sur la seule note encourageante de cette première séance, nous philosophons sur ce que nous venons d’apprendre : pour éviter de se planter, il faut regarder plus loin. Reste à appliquer cette maxime à la vie.

3/ Le bitume a rendez-vous avec la boue

Douchés et attablés devant une regina méritées dans la pizzeria où travaille Emilie, la copine de Steve, nous revenons sur notre expérience du jour puis devisons sur l’avenir du cyclo-cross à quelques jours des Championnats du Monde. Aujourd’hui, la discipline n’a pas les faveurs de la Fédération Française de Cyclisme qui préfère consacrer son budget aux disciplines olympiques. Bien qu’étant plébiscité en fin de saison, le cross ne peut même pas figurer aux Jeux d’hiver puisqu’il ne se pratique pas exclusivement sur la neige ou la glace. Côté privé, seul l’appel du Tour de France et des Classiques attire les sponsors. Pourtant, le cross pourrait bien être la solution à tous les problèmes de la route, ne serait-ce que sur ces quelques points :

- La route est faite d’épreuves de plusieurs heures, difficiles à retransmettre à la télévision alors qu’une course Elite homme en cross ne dure qu’une heure
- Le public qui désire encourager les coureurs d’une course sur route ne verra passer les coureurs qu’une fois et à vive allure malgré les heures d’attente quand une course de cross requiert plusieurs tours de circuit et donc autant de passages, sans parler de la possibilité pour les spectateurs de changer de place pour voir les pros confrontés à différentes difficultés : virages, passages de planche, marches à grimper en portant le vélo, tremplins, etc

- La route nécessite de bloquer la circulation et de faire appel aux forces de l’ordre sur un large territoire que couvrent de nombreuses communes (ce qui à un coût de plus en plus dur à supporter, même pour les épreuves phares) quand un champ suffit pour accueillir une Coupe du Monde de cross La crainte des dangers de la route décourage de nombreux parents de confier leurs enfants aux écoles de vélo alors que la pratique du cyclo-cross à l'écart de la circulation permettrait de développer les mêmes aptitudes en toute sécurité, avec une dimension ludique supplémentaire.

- Village de départ et d’arrivée mis à part, la route ne permet pas de capitaliser sur le passage d’une épreuve quand un cross peut être rentable grâce à la vente de tickets d’entrée, la tenue de buvettes, de divers stands et même de tentes VIP où les invités des sponsors peuvent faire la fête tout au long de la journée. Économiquement, les coureurs belges et néerlandais ne reçoivent pas de gros salaires mais ils profitent de gros cachets de départ. Ce sont donc les organisateurs qui payent plus que les sponsors car ils bénéficient derrière des droits TV et des revenus sus-cités. C’est un peu comme si c’était le Tour de France qui devait payer pour avoir Froome, Bardet et Sagan au départ plutôt qu’Ineos, AG2R et Specialized

- Les épreuves masculines sur route monopolisent le temps d’antenne qui est le seul garant de la visibilité nécessaire au retour sur investissement des sponsors. Cela ne permet pas aux épreuves féminines d’être viables, ni à une grande partie des professionnelles du World Tour féminin de vivre décemment de leur passion. Pour le temps d’antenne consacré à une étape du Tour de France en direct, il est possible de diffuser les courses Espoir et Elite, homme comme femme, en cross et d’offrir à chacun la possibilité de s’identifier, de s’inspirer, voire de se projeter en faisant naître les vocations chez les deux sexes

Mathieu van der Poel, Champion du Monde de Cyclo-cross 2020

Grâce à sa carrière et à son rôle d’ambassadeur pour différentes marques, Steve a pu courir et voir ce qu’il se passait d’intéressant à l’étranger, notamment aux Etats-Unis ou le cross est une discipline branchée : « Déjà, quand tu vas voir une course de cross là bas, c’est la fête. Tout le monde est déguisé. Souvent, tu as un festival autour et ça dure plusieurs jours, avec plein de courses et de cyclos différentes. Avant la course, les gens qui ont payé peuvent aller tester le circuit. Et là, ils réalisent ce que c’est. Regarde tout à l’heure comme tu as galéré dans l’ornière. Avant d’essayer, tu te disais que ce n’était rien du tout, mais maintenant que tu as testé, tu vois ça d’un autre œil. Imagine que tu puisses faire ça avant de regarder une Coupe du Monde, tu profiterais mieux de la course, non ? Et bien c’était déjà comme ça à Las Vegas. » Nous acquiesçons et notre professeur reprend : « En Europe aussi on a des courses comme ça, avec l’EKZ Cross Tour par exemple, mais l’entrée est payante donc c’est dur pour les famille. Quand ton budget de sortie y passe, ça ne te laisse pas de sous pour la buvette, alors que c’est là que les organisateurs peuvent faire du chiffre. Les ricains l’ont bien compris. »

Côté pro, la discipline est en pleine évolution. En 2021, il y aura 16 manches de Coupe du Monde pour internationaliser ce qui tient aujourd’hui davantage de la « Coupe d’Europe du Nord » avec 3 manches sur 9 rien qu’en Belgique. Reste à trouver le moyen de combler les différences locales. Outre-Quiévrain, les coureurs courent deux fois par week-end quand les tricolores n’ont que trois manches de coupe nationale par an. Pourtant, la tenue de compétitions de cyclo-cross est cruciale pour l’avenir du haut-niveau car c’est là que peuvent se repérer les talents de demain. En effet, un jeune coureur de cross pourra s’y distinguer en amont des pros grâce à sa technique quand, sur route, les vainqueurs en minimes et cadets sont souvent ceux qui ont déjà fait leur croissance, faussant ainsi la perception des talents. Le cross permettrait donc de miser dès le départ sur « le bon cheval ». Serait-ce le meilleur moyen de nous dégotter le vainqueur du Tour 2040 ? Quand Steve nous montre des vidéos de son fils passant des planches en bunny hop, on se dit que c’est possible. Mais que la relève prenne du plaisir sur son vélo, c’est là le principal.

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