«Mon premier Roubaix, tout le monde me disait "tu vas voir, Arenberg c’est l’enfer". Mais Arenberg ça dure quoi ? Cinq minutes ? En cross tu fais que ça tous les week-ends, et en pire.»
Enfin attablé devant son onglet aux morilles, Steve Chainel ne s’accorde pas le temps de mâcher pour prêcher en faveur de sa paroisse : « Le cyclo-cross, c’est un peu comme les tests en soufflerie d’Armstrong, les stages en altitude de Froome ou les régimes lowcarb des Quick Step. Quand tu en as un qui fait ça, tout le monde se fout de sa gueule, mais quand ils se rendent compte que ça marche, ils veulent tous faire la même chose. Avant, les entraîneurs avaient peur que les coureurs arrivent cramés au Tour des Flandres ou à Roubaix s’ils faisaient du cross l’hiver, alors ils les envoyaient en stage à Calpe et courir à Oman. Ils faisaient des bornes, c’est bien, mais ça leur apportait quoi sur les pavés ? Maintenant qu’ils se rendent comptent que les mecs qui gagnent les Classiques se sont alignés en cross au lieu de partir faire des intensités sur le Teide, ils vont tous rappliquer. Mais il n’y a pas besoin de faire un bac +5 en science du sport pour savoir ça. Quand tu regardes Štybar sur les pavés, c’est un artiste. Si tu fais du cross depuis l’âge de cinq ans, tu n’as pas peur. Moi je me souviens, mon premier Roubaix, tout le monde me disait « tu vas voir, Arenberg c’est l’enfer ». Mais Arenberg ça dure quoi ? Cinq minutes ? En cross tu fais que ça tous les week-ends, et en pire.»
Le plafonnier qui couve notre tablée fait ressortir son visage affuté, presque privé de joue, éclairés des rides d’expression qui stigmatisent ceux qui comme lui ont gagné leur vie en pédalant des cols aux pavés quinze ans durant. Comme s’il craignait de ne pas nous avoir convaincu du bien fondé de son homélie, il reprend : « Tu prends une étape de route. Tu te fais chier pendant cinq heures d’approche pour au final cinq minutes d’attaque. En cross, c’est l’effort qu’on te demande de tenir une heure. Évidemment qu’une fois dans le Mur de Huy tu fais la différence après ça. Mais le mieux, c’est que tu t’éclates en cross. Entre les côtes, les planches, les ornières ou même les variations du terrain avec la météo, il se passe toujours un truc. Si tu fais faire du cross à un routier, c’est un peu comme si donnais une carabine à un mec qui fait du ski de fond. Au départ il se demande pourquoi, et puis il essaye, il se dit " ah mais en fait c’est marrant ! " et il se prend au jeu au point de ne plus vouloir faire de ski sans carabine. Y’a plein de pros qui demandent que ça. Aujourd’hui, les managers comprennent enfin que les coureurs doivent se sentir bien pour être en mesure de performer. Un coureur de 22 ans qui est célibataire, tu lui proposes un stage en Espagne, il fonce, mais celui de 30 ans qui est père de famille ? Ça casse son équilibre et il n’a plus envie. Si tu le laisses faire du cross, il peut bosser aussi efficacement et être rentré chez lui après la course. Regarde ici, on est à 3h30 de voiture de Namur. C’est rien du tout comparé à tous les avions que tu dois prendre quand tu cours sur route. Et au moins mes gosses peuvent venir voir courir leur père. »